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   « La folle histoire du trail », le livre de Jean-Philippe Lefief, récemment paru aux Editions Paulsen, va assurément devenir un indispensable des bibliothèques des amateurs de trails. Mêlant récits personnels de courses et travail d’investigation historique, le journaliste, déjà traducteur du best-seller Born to Run, offre au lecteur une analyse précieuse de la genèse, de l’évolution et des singularités du trail par rapport aux autres disciplines sportives d’endurance. Ayant découvert le trail dès le début des années 2000 et participé à une soixantaine de compétitions, dont dix fois à l’UTMB, l’auteur nous révèle, par bribes, et au travers de ses récits de courses ce que constitue le fameux « esprit trail ». Entre difficultés, appréhensions avant de prendre le départ, contemplations des décors et joies d’en découdre, les souvenirs de Jean-Philippe Lefief font ressortir le dépassement de soi et la quête de liberté comme valeurs centrales de ce sport. Loin d’être antinomiques, ces deux dimensions sont en réalité indissociables : il faut en effet se confronter à des distances longues, parfois folles – comme sur les ultras -, et s’aventurer dans des environnements aussi beaux que dangereux, pour prétendre goûter à l’ivresse que ressentent les traileurs. Bref, s’affranchir des contraintes physiques pour accéder à une certaine spiritualité. L’autre particularité de la discipline réside sans nul doute dans le rapport ambivalent qu’entretiennent les traileuses et traileurs à la compétition et aux classements, entre volonté de performer et de progresser, d’une part, et logiques d’entraides et de partages, d’autre part. A cet égard, les plus beaux récits de compétitions de l’auteur relatent des moments de courses partagées, lorsque le trail devient en quelque sorte un sport collectif…

  Mais l’intérêt principal de l’ouvrage réside dans sa dimension historique. La thèse de l’auteur est simple : le trail, qui a connu un développement et un succès rapides ces dernières années – sous une forme institutionnalisée -, existe en réalité depuis la nuit des temps. Ainsi l’auteur se risque à dater l’apparition du trail – si on considère le terme dans son acception la plus élémentaire, à savoir la pratique de la course en nature – à l’an 490 avant JC : Philippidès, que l’on présente comme le père du marathon, aurait en réalité parcouru plus de 250 km (soit 12 marathons !), de la plaine de Marathon jusqu’à Athènes pour délivrer son message. Dans la première partie de son histoire, la pratique du trail répond en réalité essentiellement à des objectifs stratégiques et militaires. Ainsi en est-il, quelques siècles plus tard, chez les Incas qui disposaient des Chasquis, des coureurs professionnels capables de parcourir des dizaines de kilomètres par jours, et qui jouaient un rôle essentiel dans les échanges et le contrôle de l’Empire. L’auteur évoque également Malcom III, roi d’Écosse, qui organisa une course d’endurance dans les Highlands au XIème siècle pour sélectionner les meilleurs « messagers-coureurs » du royaume. Ce n’est qu’au 17ème siècle, en Europe, que le trail échappe à sa dimension utilitaire pour prendre une connotation plus ludique : au Royaume-Uni, les messagers à pied – ou running footmen – s’affrontent désormais pour le prestige et l’argent, dans le cadre de compétitions qui se multiplient en Europe occidentale. Le 18ème siècle marque ensuite l’âge d’or des gentlemen runners en Europe, ces « coureurs à gages » qui repoussent les défis et les records. Le plus célèbre d’entre eux restera sans doute Mesen Ersnt dont les perfrormances (Portsmouth-Londres en 10 h ; Londres-Liverpool, soit 240 km, en 32h ; Paris-Moscou en 15 jours) vont subjuguer toute l’Europe.

L’autre mérite de l’auteur est de parvenir à décentrer notre regard ethnocentriste et occidental en montrant que le trail existe également, en y prenant souvent une place centrale, dans de nombreuses autres cultures. Au Japon, les moines du Mont Hiei doivent ainsi accomplir le Kayhogyo, la forme d’ascèse la plus extrême du boudhisme, qui consiste à marcher ou à courir pendant 1 000 jours répartis sur sept ans. JP. Lefief précise que seulement 46 moines sont parvenus au terme du Kayhogyo depuis 1585, dont la dernière étape consiste à grimper le Mont Hiei et ses 400 mètres de dénivelés en moins de 20 minutes… La pratique de la course prend également une connotation religieuse chez les Indiens nomades des grandes plaines américaines et constitue une condition nécessaire pour entrer en contact avec les esprits, comme chez les Tahamuras, dont les prouesses ont été popularisées par Chris McDougall en 2006 dans Born to Run. Chez eux, le rarajipari – ou jeu de course – oppose généralement deux villages et consiste à propulser une balle de bois avec le pied le long d’un parcours prédéfini pouvant atteindre une centaine de kilomètres… En 1990, cinq Tahamuras seront invités à prendre le départ du Leadville Trail et… abandonnèrent tous avant la mi-course, incapables de comprendre les normes et l’utilité de cette nouvelle pratique alors en plein essor dans le monde occidental. Bref, à quoi bon courir quand on ne sait pas pourquoi ?

  La naissance du trail et son avènement comme pratique sportive institutionnalisée n’est ainsi que très récente. Elle s’inscrit d’abord dans la vague du jogging dans les années 1960-70 pour mieux s’en différencier ensuite. L’ouest américain constituera le terreau idéal à l’éclosion de la pratique dans les années 1970, entre esprit(s) contestataires et décors naturels de rêve. La Western State (1977) et le Leadville Trail (1983) connaissent un succès rapide et donneront naissance à de nombreuses compétitions au cours des années 1990… Si le virus du trail, qui devient dès lors dénommé comme tel, fait de plus en plus d’heureux aux États-Unis, son essor en Europe va pourtant rencontrer de nombreux obstacles. Si quelques courses apparaissent en Suisse (la Sierre Zinal et la Sierre Montana) et en France (ascensions du Ventoux et du Ballon d’Alsace, Marjevols-Mende, Sainté-Lyon…) dès les années 1970, les premières tentatives de tour du Mont Blanc se font dans l’indifférence (1979) et/ou suscitent les critiques (1986), en raison des problèmes de sécurité que posent ce nouveau type de compétitions en milieu montagnard. Le décès d’un participant du Super-marathon du Mont Blanc lors de l’édition de 1987 ne va faire qu’aggraver la suspicion à l’égard de ce genre d’épreuves. L’essor du trail en France et en Europe se fera donc loin des Alpes et du Mont Blanc. Les succès progressifs du Marathon des Sables, de la Diagonale des Fous (première compétition à faire l’objet d’un reportage télé en France) et des Templiers, au début des années 1990, en dépit de quelques soubresauts à leurs débuts, vont progressivement donner au trail ses lettres de noblesse. La première édition de l’UTMB en 2002 repose sur le même modèle : organisée par un précurseur (M.Poletti), elle met à l’honneur l’esprit aventurier et rassemble avant tout des amateurs. La course va dès lors connaître une croissance exponentielle, en particulier après 2008 et la première victoire de K.Jornet, jusqu’à progressivement devenir le « sommet mondial du trail » et entrer dans le temps de la démesure… JP. Lefief s’interroge en conclusion, et à juste titre, sur la permanence du fameux « esprit trail », face à la démocratisation de la discipline, en proposant sans doute des réponses trop pessimistes. Le trail, s’il ne revêt plus l’esprit aventurier et amateur qu’ont connu les pionniers, conserve toutefois à de nombreux égards des caractéristiques (longues distances, découverte de la nature, esprit collectif…) qui en font sa singularité par rapport aux autres sports d’endurance.

Recensé : Jean-Philippe Lefief, « La folle histoire du trail », éditions Paulsen, 2018.

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